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José (nouvelle de Sylvia Fasel Mayor)

  J’pourrais entrer... Trente secondes, allez... Juste trente secondes... C’est pas trop... Pt’être qu’elles accepteraient de m’payer un pain... Ou juste un café bien chaud et… On te foutrait dehors! Oublie! Et devant tout le monde! C’est c’que tu veux?  Regarde-les!

 

  ...

 

  Elles font des mouillettes dans leur café... Mmmh... Des cafés au lait bien bons, bien chauds, bien mousseux... Avec ce froid, ça te donne envie hein? Hein, ça te donne envie?

 

  ...

 

  Mais y’a même pas un coup d’oeil compatissant pour toi! Y’aura jamais une invitation imprévue genre viens, entre, assieds-toi et choisis ce que tu veux.... Regarde-toi! Ce reflet dans la vitre, là, qui se mélange à ces deux femmes assises bien au chaud, c’est toi! Tu t’inviterais, toi? T’as les joues trop creuses et le regard trop vague pour exister... Qui te voit... Personne ne te voit! Alors oublie!

 

  ...

 

  Non c’est faux, j’existe quand même: depuis qu’suis là, elles échangent plus un mot. Y’a plus qu’le fond d’leur tasse.

 

  ...

 

  Oh! Casse-toi!

 

  Voilà, contentes? J’m’en vais, j’m’efface dans la rue. J’veux pas voir mon reflet dans les vitrines alors j’regarde le goudron. J’le connais par coeur : gelé ou brûlant, j’suis toujours là par terre et j’attends un geste généreux. Y’a des jours où il suffit qu’je lève les yeux : nos regards se croisent, ils comprennent. Et j’reçois un café ou à manger. Mais des fois, rien. A la place on fait que d’m’insulter, me dire qu’à mon âge j’devrais bosser. J’veux bien mais j’sais pas quoi. J’serais pas là si...

 

  - P’tain tu peux pas faire attention vieux con ?

Il continue son chemin, pressé, sans même un mot d’excuse, le connard! Ça choque personne autour de moi.

  - T’retournes surtout pas!

 

  J’m’accroupis contre le mur et masse l’épaule droite un moment. J’sens qu’les os tellement j’suis maigre. Il m’a bien fait mal c’connard... J’aurais pu tomber! J’m’assieds, j’sais pas quoi faire d’autre. Tout le monde a l’air pressé, ils passent devant moi sans m’regarder. J’serais pas là, ce s’rait pareil...  Mais non, c’est faux, t’embêtes, tu déranges, t’empêches les gens de profiter de leur café et tu prends de la place dans la rue! Oublie jamais ça! T’existes, t’es là!

 

  Fait froid. J’suis gelée. J’ai un peu d’sous d’réserve. J’aime pas les utiliser mais j’ai pas trop le choix: faut que j’prenne quelque chose. J’fouille dans ma poche. Entre des vieux mouchoirs, des petits morceaux de papiers déchirés, la moitié d’une vieille clope entamée, j’trouve quelques pièces. J’espère qu’j’ai assez : un, un dix, un vingt, un cinquante, deux, deux dix, deux vingt, deux vingt-cinq, deux trente, deux quarante, deux cinquante, deux cinquante-cinq, deux soixante, deux quatre-vingt, deux quatre-vingt-cinq, trois, trois cinq, trois dix. J’fouille l’autre poche. Rien. J’crois que c’est assez.

 

  J’me lève péniblement. Les deux gonzesses du tea-room vont clapser quand elles me verront revenir. P’tain mon jean est gelé! J’ai mal aux genoux à cause du froid! Ai mal partout...

 

  Elles sont toujours là. Deux nouveaux cafés, sans lait, plus d’petit gâteau. J’m’arrête pas devant la vitrine cette fois, j’entre, comme n’importe qui. J’ai de l’argent, j’peux payer, j’vais rien vous demander, m’regardez pas comme ça! Et dire qu’avant j’entrais naturellement dans un café, sans me préoccuper du regard des gens... P’tain comme t’étais trop belle avant! On t’regardait aussi quand t’entrais dans un lieu public, mais c’était différent... Maintenant, on t’rejette! Regarde! Regarde autour de toi, ce mépris, ce dégoût dans leurs yeux! Cette honte, aussi! Mais j’peux payer! Je joue un peu avec ma monnaie, cling cling cling, vous voyez, j’ai de l’argent, me faites pas chier!

 

  Y’a plein de thés et de cafés différents. Les gens s’écartent de moi, ils ont pas la décence de le faire discrètement. C’est parce que tu pues! Et t’as vu à quoi tu ressembles? Une junkie! J’me vois dans le miroir qui sert de carte du menu des boissons chaudes: p’tain j’suis dégueulasse! Un jeans tâché, troué et poussiéreux, trop large pour mes jambes trop maigres et un tricot beige plein de trous aussi et informe qui couvre mon corps de gamine... Et des cheveux sales, trop sales pour être honnêtes, ils doivent penser. Il doit y avoir des poux et... Oh, mieux vaut pas savoir, c’est dé-goû-tant! Et cette peau. Oh, quelle horreur, cette peau! Rougie par endroits mais grisâtre en général, quelles cernes elle a, mais... Elle a des crevasses sur les pommettes, aaah... Evidemment vu sa situation, elle vit dans la rue, c’est une clodo, une SDF, une paumée qui ne fait rien de sa vie. Une droguée, sûrement. Ça se voit. Et alcoolique, ils boivent pour se réchauffer! Et je fais quoi là? Si c’était d’la vinasse que j’voulais j’ferais pas la queue dans un salon de thé! Cling cling cling!

 

  On sert les sacs à mains contre soi, on ne croise pas mon regard, on me tourne le dos, on me parle pas. Tout se fait en ayant l’air naturel, comme si j’existais pas. Loupé. Ça m’gêne. Je joue un peu avec la monnaie dans la main, vous voyez cling cling cling, j’peux payer! Je sais pas pourquoi j’fais ça. J’ai le droit d’être ici, comme les autres. C’est à moi.

 

  - Un chaï, madame, à emporter, cling cling cling, s’il vous plaît.

 

  J’reste pas, ça vous rassure? La grosse femme derrière le bar me d’mande si j’veux un supplément d’sucre. Elle m’regarde pas. J’dis pas au revoir. J’me casse de là. Me r’voilà dans la rue. Sans argent mais avec un thé au lait épicé et brûlant. Les gens courent, relèvent leurs manteaux sur la tête ou se protègent de leurs sacs. Il pleut. Et merde, j’déteste la pluie ! Manquait plus que ça. Faut que j’m’abrite avant d’être trop mouillée. Mais j’retourne pas dans le tea-room. Là où j’reste en ce moment, c’est tout près.

 

  J’y suis. Sous les escaliers. Juste eu l’temps d’poser ma bâche sur l’côté. Presque au sec. J’sors mon Thermos et verse le thé. Faut qu’il tienne un moment sinon vais clapser. J’fais comme j’peux pour m’sentir un peu confortable dans mon sac de couchage moisi. J’suis trempe. Tout est humide. Tout est froid et me colle à la peau. J’ai pas envie de m’coucher, j’suis pas fatiguée. J’me relève un peu et appuie mon dos contre le mur décrépit par l’humidité. P’tain c’qu’il est froid ! Y’a pas d’autre moyen que d’prendre un des cartons qui me servent de lit pour l’poser derrière moi.

 

  Et puis j’me mets à lire. J’ai reçu c’bouquin l’autre jour. Ça m’a fait plaisir de croiser quelqu’un qui s’est dit que p’être ça m’plaîrait. J’ai toujours aimé lire. C’est pas parce que j’suis clodo qu’j’peux pas aimer ça. J’lisais un autre livre par terre dans la rue l’autre jour et à chaque fois qu’levais les yeux j’voyais qu’les gens étaient étonnés. Ils avaient des têtes de poissons tellement ils écarquillaient grands leurs yeux... Une clodo par terre... qui lit ! J’gardais ce bouquin pour un moment comme ça, un jour de flotte. Le conte de l’île inconnue.[1] José Saramago. Connais pas.


  J’tente de trouver une position plus confortable. Pas facile entre l’humidité du mur et la bâche qui fait que claquer à cause du vent. Le temps est dégueulasse. Il pleut de plus en plus fort. Le vent siffle violemment et les gouttes mitraillent  ma toile. J’espère qu’elle va tenir le coup. Pour l’instant le sol est pas trop mouillé, j’suis arrivée à temps pour mettre tout en place. Et puis y’a une bonne couche de cartons. Y’a encore assez de lumière même si c’est devenu très sombre à cause de l’orage. J’ouvre la première page et commence à lire. J’m’arrête et  j’sors une autre couverture que j’garde dans un sac en plastique. P’tain j’en ai marre de ces conditions ! J’en ai marre de c’froid et de l’humidité qui ronge les os ! J’suis gelée !

 

  Une gorgée de thé... j’sens son liquide brûlant me réchauffer immédiatement puis les épices font qu’ça dure plus longtemps... J’prends à nouveau le livre dans les mains... Mes pouces sont rouges tellement j’ai froid... Y’a même des p’tites crevasses dans la peau... J’pourrais me faire un feu avec ces pages au lieu d’les lire... Vu l’épaisseur ça sera pas long... Allez...

 

  « Un homme alla à la porte du roi et dit, Donnez-moi un bateau. Â» J’aime bien cette première phrase. Moi j’pourrais d’mander à un roi, ou même à notre président, de m’donner un toit. Ou même un travail. Ou une nouvelle vie. M’écouterait pas. P’tain c’que j’suis mal posée ! J’bouge un peu dans tous les sens. Y’a pas de bonne position ici dessous. Surtout quand il fait froid et humide. Et dire, qu’là au-dessus, y’a des lits bien propres et chauds... A c’te heure-là sont sûrement vides. Y pense même pas. T’es là, au-dessous, pas ailleurs. Concentre-toi et pense à autre chose.

 

  C’est ça ! C’est c’que j’me dis aussi : « (...) c’est fini, c’est tout, qui s’en soucie de toute façon. Â» Personne en a rien à foutre de moi ! J’me les gèle là, toute seule, alors que plein de gens savent que j’suis là ! J’peux plus !... Une autre gorgée de thé me réchauffe un peu. J’en peux plus, vais craquer... J’tente de tenir. Regarde surtout pas autour de toi. Pense pas au froid. Concentre-toi sur ton livre. Pense à autre chose.


  Mais mes yeux retombent sur la même phrase : « (...) c’est fini, c’est tout, qui s’en soucie de toute façon. Â» Personne. Pas même toi, connard. T’as pas hésité à m’lâcher quand j’ai mal tourné. J’peux plus. J’éclate en sanglots. J’suis si seule. Tout c’que j’demande c’est quelqu’un à mes côtés, comme le mec du livre et sa femme de ménage. J’me laisse pleurer un moment, puis reprends la lecture... La fin de l’histoire me berce et j’oublie un instant ma position inconforable, la pluie, le vent, mon abri, leurs regards et ma solitude.

 

  Fait presque nuit. Mon livre est terminé. Moi aussi j’veux m’enfuir sur un bateau et trouver mon île inconnue. J’regarde la couverture et reste un moment crochée sur l’auteur, me demandant à quoi il ressemble... J’donnerais tout pour savoir raconter comme lui. La bâche claque moins, il me semble que le vent s’est calmé. Elle a tenu, j’suis rassurée. J’dormirai mieux... P’être qu’il pleut un peu moins fort aussi, j’sais pas, les gouttes de pluie sont toujours aussi bruyantes sur le plastique. J’me retourne et sort une bougie du sac en plastique. J’la pose sur son bougeoire, une bouteille d’vin vide et poussiéreuse, puis l’allume.

 

  Sans savoir vraiment pourquoi, j’arrache une page du livre au hasard. J’relis quelques phrases et la plie en deux, sur sa hauteur. C’est à peine si j’peux plier le papier tellement j’ai froid aux mains. Mon bateau est prêt. J’le mets à l’eau. Il est un peu plus grand qu’la tasse du Thermos, mais il flotte bien. Il s’imbibe vite de thé et le texte s’estompe par endroits. J’le regarde naviguer un moment... Mon p’tit bateau flotte bien sur l’eau, la lumière d’la bougie joue un peu sur sa voile de papier... J’ai toujours eu envie de naviguer... De partir, comme ça, à l’aventure et respirer l’air libre, le vrai, pas celui qu’je m’suis imposée en m’foutant dans la merde comme ça... Mon p’tit bateau commence à prendre l’eau, la mer de thé a pris d’l’avance sur la ligne de flottaison...

 

  J’le sors alors d’la tasse, et il était une fois, un homme qui croyait dur comme fer en son île inconnue, alors il navigua, des jours et des jours en mer, traversant les eaux les plus plates commes les orages les plus fous, puis un jour, quand la mer était déchaînée, une vague gigantesque s’affala sur la proue – j’arrache la proue de papier – la cassant en mille et un morceaux, mais le bateau, malgré la tempête qui faisait encore rage, continua de naviguer, et une deuxième vague, plus grande que la première, tomba comme un roc sur la poupe, la détruisant comme une vulgaire figure de papier – et je l’arrache également – mais le capitaine était déterminé, et navigua encore, des jours et des nuits, sur sa coque détruite, sans avant ni arrière, lorsque un matin, sous un ciel colérique, il se fit surprendre par un éclair qui brûla la voile et le fit démâter –  j’arrache la voile de papier – et il coula au fond de la mer et plus personne, pendant des années, ne parla plus de son capitaine José jusqu’au jour où, par un beau temps de mai, des plongeurs retrouvèrent – et j’déplie ce qu’il reste – la chemise du capitaine.

 

  La p’tite chemise de marin, d’homme, de José, que j’pose à mes côtés, que j’enlace, et que j’ laisse m’accompagner.

 

 

 

[1] Traduction libre des courts passages de la version anglaise The tale of the Unknown Island de José Saramago, des éditions A Harvest Book Harcourt, par l’auteure de la nouvelle, vu l’indisponibilité d’une édition française au moment de l’écriture.

" Moi aussi j’veux m’enfuir sur un bateau et trouver mon île inconnue."

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